CHAPITRE XV

 

 

Dès les premières lueurs du jour, Cadfael rassembla ses quelques effets puis alla se présenter au maréchal. Dans un établissement militaire que, récemment encore, l’on se disputait, il est souhaitable de signaler officiellement son départ et d’être en mesure d’alléguer de l’autorité du gouverneur au cas où l’on serait interrogé.

— Monseigneur, à présent que la voie est ouverte, je suis tenu de me mettre en route pour retourner à mon abbaye. J’ai ici un cheval ; les garçons d’écurie sont témoins de mes droits sur lui, encore qu’il appartienne aux écuries du château de Shrewsbury. Ai-je votre autorisation de sortie ?

— En toute liberté, répondit le maréchal. Adieu et bon voyage.

Fort de cette permission, Cadfael se rendit pour la dernière fois à la chapelle de La Musarderie. Il s’était beaucoup éloigné du lieu qu’il aspirait ardemment à retrouver et n’était pas sûr de vivre assez longtemps pour le réintégrer, car les hommes ne savent ni le jour ni l’heure où la vie leur sera retirée. Et même s’il y parvenait de son vivant, il pourrait n’y être pas reçu. Les liens de l’appartenance, s’ils sont tendus jusqu’au point de rupture, ne sont pas toujours aisément rattachés. Sans être résigné au pire, Cadfael présenta humblement sa supplique et demeura longtemps agenouillé, les yeux fermés, absorbé dans le souvenir des belles actions réalisées, de celles qui l’étaient moins, se rappelant surtout, avec bonheur et gratitude, l’image de son fils déguisé en jeune paysan, tenant sur ses genoux son ami blessé dans le chariot du meunier. Paradoxe béni, ils n’étaient pas ennemis. Ils avaient fait de leur mieux pour se haïr mais la situation n’était pas tenable. Mieux vaut ne pas questionner l’indiscutable.

Il se redressait, les genoux raidis par la froidure de l’air et la dureté des dalles quand un pas léger retentit sur le seuil. La porte s’entrouvrit. La présence de femmes dans le château avait déjà entraîné quelques modifications dans la décoration de la chapelle où étaient apparus une nappe d’autel brodée et un prie-Dieu tapissé de vert, destiné à l’impératrice. Sa dame d’honneur entra, chargée de deux candélabres d’argent massif, et se dirigeait vers l’autel quand elle aperçut Cadfael. Elle inclina gracieusement la tête et lui sourit. Un bandeau d’argent retenait ses cheveux couverts d’une résille qui rehaussait la pureté de leurs reflets.

— Bonjour, frère, dit Jovetta de Montors qui s’arrêta pour le regarder de plus près. Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas, frère ? Vous étiez à la réunion de Coventry.

— J’y étais, madame.

— Je m’en souviens, fit-elle avec un soupir. Dommage qu’il n’en soit rien sorti. Est-ce quelque affaire liée à cette réunion qui vous a conduit si loin de chez vous ? Il me semble avoir entendu dire que vous étiez de l’abbaye de Shrewsbury.

— En un sens oui, dit Cadfael, c’était cela.

— Votre mission a-t-elle réussi ?

Elle se dirigea vers l’autel, posa les chandeliers aux deux extrémités et se pencha vers un coffre pour chercher des chandelles et un fidibus soufré pour les allumer à la lampe perpétuelle dont la lueur rouge brillait près du crucifix central.

— En partie, dit-il.

— En partie seulement ?

— Il y avait un autre problème qui n’a pas été résolu. A vrai dire, il est en fait moins important que nous ne le pensions alors. Vous rappelez-vous le jeune homme qui fut accusé de meurtre à Coventry ?

Il s’était rapproché et elle tourna vers lui un visage clair et de larges yeux bleu foncé au regard direct.

— Oui, je me le rappelle. Il est à présent lavé de tout soupçon. Nous avons parlé ensemble lorsqu’il est venu à Gloucester et il m’a dit que Philippe FitzRobert, convaincu désormais qu’il n’était pas le meurtrier, lui avait rendu sa liberté. J’en suis heureuse. Je croyais cette affaire terminée quand l’impératrice l’a emmené sous sa protection, et c’est seulement lors de notre arrivée à Gloucester que j’appris son enlèvement sur la route, sur ordre de Philippe. Je l’ai revu par la suite lorsqu’il est venu sonner l’alarme à propos de ce château. Je sais que rien ne peut lui être reproché.

Elle mit des bobèches aux chandelles et, la tête penchée, prit du recul pour régler les distances. Le fidibus crépita dans la flammèche rouge et s’enflamma aussitôt, projetant une vive lumière sur sa main fine et veinée. Elle alluma les chandelles et regarda les flammes s’élever sans lâcher la papillote. Elle portait au médium une intaille ; malgré l’exiguïté de la pierre de jais, le motif gravé capta la vive lumière dans ses plus fins détails : dans son nid de flammes stylisées, la salamandre regardait de l’autre côté mais était, sans erreur possible, le complément positif de celle qu’il avait vue.

Cadfael ne souffla mot mais Jovetta de Montors cessa subitement de s’activer et ne fit rien pour soustraire la bague à la lumière qui en avivait et irradiait les moindres détails. Puis elle se tourna vers lui et son regard suivit le sien :

— Je sais, répéta-t-elle, que rien ne peut lui être reproché. Je n’en ai jamais douté. Vous non plus, je crois. Personnellement, j’avais mes raisons. Mais vous ? Comment pouviez-vous en être si sûr ?

Il répéta, en les détaillant méticuleusement, les raisons pour lesquelles Brien de Soulis avait dû mourir des mains d’un ami intime en lequel il avait confiance, qui pouvait l’approcher de très près sans passer pour suspect, ce qu’Yves Hugonin n’aurait pu faire après avoir manifesté ouvertement son animosité. Un homme qui ne pouvait représenter une menace pour lui, un homme en lequel il avait foi.

— Ou une femme, dit Jovetta de Montors.

Elle avait parlé du ton doux et raisonnable de qui met en avant une possibilité évidente, sans vouloir pour autant l’imposer.

Et dire qu’il n’y avait jamais pensé ! Dans cette assemblée presque entièrement masculine – trois femmes seulement y participaient, toutes trois sous le dais inviolable de l’impératrice –, l’idée ne l’avait pas effleuré. La plus jeune avait certainement voulu jouer un jeu dangereux avec Soulis mais elle était résolue à ne pas s’engager trop avant. Cadfael doutait qu’elle lui eût jamais fixé un rendez-vous. Et pourtant.

— Oh non, dit Jovetta de Montors, ce n’est pas Isabeau. Elle ne sait rien. Tout ce qu’elle a fait, c’est une demi-promesse, suffisante pour le mettre à l’épreuve. Elle n’a jamais eu l’intention de le rencontrer. Mais au crépuscule et sous un manteau à capuche, la différence n’est pas si grande entre une femme d’âge et une jeune femme. Je pense que je ne vous apprends rien, dit-elle en lui souriant avec sympathie. Mais je n’aurais pas permis qu’il arrive malheur au jeune homme.

— Tout ceci est nouveau pour moi, dit Cadfael, croyez-moi. Je l’apprends maintenant, grâce à votre sceau. Identique à celui qui fut apposé sur l’acte de reddition de Faringdon, au nom de Geoffrey FitzClare. Qui était déjà mort. Et à présent, Soulis qui l’avait apposé et qui avait tué pour l’apposer, Soulis aussi est mort et Geoffrey FitzClare est vengé.

Au fond de son cœur, il s’interrogeait : pourquoi attiser les cendres, pourquoi les ranimer ?

— Vous ne me demandez pas quels étaient mes liens avec Geoffrey FitzClare ? questionna Jovetta de Montors.

Cadfael demeura silencieux.

— C’était mon fils, dit-elle. Mon unique enfant, né en dehors d’un mariage sans enfant, et perdu pour moi dès sa naissance. Il y a longtemps de cela, après que le vieux roi eut conquis la Normandie et s’y fut établi jusqu’à ce que le roi Louis monte sur le trône de France et que la guerre reprenne partout. Le roi Henri passa plus de deux ans là-bas pour défendre sa conquête et les troupes de Warrenne étaient avec lui. Mon époux était un homme de Warrenne. Deux ans au loin ! L’amour n’admet pas la séparation, j’étais esseulée et Richard de Clare charmant. Quand vint le temps de mes couches, j’étais servie par des gens discrets et, de son côté, Richard fit de son mieux. Aubrey n’a jamais su, ni personne d’autre. Richard a reconnu mon fils comme étant sien et l’a élevé dans sa famille. Mais Richard n’était plus de ce monde lorsque les cendres de son fils crièrent vengeance. C’est à moi qu’il appartenait de prendre sa place.

Ni fanfaronnade ni plaidoyer dans sa voix calme. Et lorsqu’elle vit le regard de Cadfael toujours posé sur la salamandre dans son bain de feu vivifiant, elle sourit.

— C’est tout ce qu’il a jamais reçu de moi. Elle vient de mes ancêtres paternels mais elle était presque tombée en déshérence et peu de gens la connaissent. J’ai demandé à Richard de la lui donner pour son blason, ce qui fut fait. Il nous a fait confiance à tous deux. Son frère, le comte Gilbert, l’a toujours estimé, bien qu’ils se soient rangés dans les camps opposés lors de cette triste querelle ; ils étaient bons amis. Les Clare faisaient grand cas de Geoffrey qu’ils ont enterré comme un des leurs. Ils ignorent ce que je sais de la façon dont il est mort. Il me semble, frère, que vous le savez aussi.

— Oui, dit Cadfael en la regardant droit dans les yeux. Je sais.

— Si bien qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer ou de vouloir excuser quoi que ce soit, conclut-elle simplement avant de se détourner pour redresser une chandelle et ramasser le fidibus éteint. Mais si jamais quelqu’un accuse le jeune garçon de la mort de cet homme, vous pouvez tout révéler.

— Vous avez dit, lui rappela Cadfael, que jamais personne d’autre n’a su. Pas même votre fils ?

Elle se dirigeait vers la porte de la chapelle mais se retourna et lui présenta un moment la sérénité profonde de ses yeux bleus et limpides. Et sourit :

— A présent, il le sait, dit-elle.

Dans la chapelle de La Musarderie, une dame d’honneur et un bénédictin se séparèrent qui, certainement, ne se reverraient jamais plus.

 

Aux écuries, Cadfael découvrit un Yves inconsolable qui sellait le rouan et insista pour accompagner son ami jusqu’au gué de la rivière. Inutile de s’inquiéter pour Yves ; délivré de son plus noir souci, il n’avait plus à surmonter que la paisible déception de ne pouvoir emmener Cadfael chez lui et la désillusion qui l’inciterait à la prudence face aux faveurs de l’impératrice. Sans détourner de la cause impériale son ardente fidélité et sans que les douloureuses complexités humaines salissent sa candeur chevaleresque. Tout au long de la chaussée et dans les bois où se dissimulait le gué, il marcha près du rouan, parlant d’Hermine et d’Olivier, de l’enfant à naître, et son humeur s’égayait tandis qu’il évoquait la rencontre future.

— Il pourrait être revenu avant que j’aie reçu l’autorisation d’aller voir Hermine. Vous êtes sûr qu’il va bien ? Qu’il n’a souffert de rien ?

— Tu le retrouveras égal à lui-même, promit Cadfael du fond du cœur. Il est tel qu’il a toujours été et ne s’attend pas à ce que toi-même aies changé. A nous tous, peut-être ne nous en sommes-nous pas si mal tirés, après tout, ajouta-t-il, davantage pour s’encourager que pour réconforter le garçon.

Car le voyage de retour serait long, très long.

Ils se séparèrent au gué. Yves se haussa sur la pointe des pieds, tendit une joue lisse et Cadfael s’inclina pour l’embrasser.

— Rentre à présent et ne me regarde pas partir. Nous nous reverrons.

 

Cadfael franchit le gué, grimpa le layon de l’autre côté et prit vers l’est en traversant Winstone pour rejoindre la grand-route. Mais lorsqu’il l’eut atteinte, tournant le dos à Tewkesbury et aux routes qui conduisaient vers l’abbaye, il prit le trot, droit vers Cirencester. Il lui restait un devoir à accomplir ; ou peut-être s’accrochait-il désespérément, au-delà de toute raison, à l’espoir que, de son apostasie, de bonnes choses pouvaient résulter qu’il offrirait pour justifier son absence.

Tout au long de la grand-route du plateau de Cotswold, il chemina sous un ciel bas et plombé, qui n’engendrait pas la gaieté, et des averses intermittentes de neige fondue, néfastes à son confort. Plates, sales et lugubres, les couleurs de l’hiver étendaient leur lavis de grisaille sur le paysage. Le voyage procurait peu de joies et de rares occasions de saluer un compagnon de rencontre. Hommes et moutons préféraient l’abri des chaumières et des bergeries.

L’après-midi était avancé lorsqu’il arriva à Cirencester, une très vieille cité qu’il connaissait seulement de réputation ; les Romains y avaient laissé des vestiges célèbres et des négociants avisés et indépendants y exploitaient depuis le commerce prospère de la laine. Il s’arrêta pour demander le chemin de l’abbaye augustinienne, aisément reconnaissable sitôt qu’on l’apercevait et manifestement florissante. Le vieux roi Henri l’avait rebâtie sur les ruines d’une ancienne maison de chanoines séculiers, très pauvrement dotée et qui dépérissait paisiblement. Les augustins l’avaient ressuscitée et le beau portail, la cour spacieuse et l’église splendide témoignaient de leur zèle et de leur efficacité. Ce monastère restauré avait à peine trente ans mais était en passe de devenir le plus éminent de son ordre dans le royaume.

Cadfael mit pied à terre devant le portail et se dirigea vers la loge du portier. Le calme et l’ordre des lieux l’apaisèrent après les hasards incontrôlables du siège et la triste solitude des routes. Ici, tout était à sa place et réglé ; ici, chacun avait un but et une règle dont il ne mettait pas en doute la valeur, et chaque heure et chaque chose remplissaient une fonction essentielle à la marche de l’ensemble. Il se sentait chez lui, et son cœur y aspirait.

— Je suis un frère de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Shrewsbury, annonça humblement Cadfael, et je suis dans cette région en raison de la bataille de Greenhamsted où j’étais hébergé quand le château fut assiégé. Pourrais-je parler au frère infirmier ?

Le frère portier, un vieillard doux et rond, au regard froid et distant, n’était pas disposé à accueillir sur sa bonne mine un bénédictin. Il questionna sans aménité :

— Êtes-vous en quête d’un toit pour la nuit, frère ?

— Non, répondit Cadfael. Ma mission ici sera de courte durée car je rentre à mon abbaye. Inutile de rien prévoir pour moi. Mais j’ai envoyé chez vous, sous la protection d’un ami, Philippe FitzRobert, gravement blessé à Greenhamsted et en danger de mort. Je serais heureux de m’entretenir un instant avec le frère infirmier à propos de son état. Ou, se reprit-il, subitement ébranlé, de savoir seulement s’il vit. C’est moi qui l’ai dirigé vers vous et j’ai besoin de savoir.

Le nom de Philippe FitzRobert avait dilaté les yeux gris que la mention de l’ordre des bénédictins et de leur abbaye de Shrewsbury n’avait pas réussi à dégeler. Que Philippe fût ici aimé ou haï, ou simplement supporté comme une complication qu’on ne peut éluder, la main de son père le couvrait et pouvait ouvrir les portes closes et surveillées. On ne peut reprocher à une maison d’exercer à ses frontières une surveillance farouche.

— Je vais appeler le frère infirmier, dit le portier avant de disparaître.

L’infirmier arriva, l’air affairé ; vif, aimable, il n’avait guère plus de trente ans. Un rapide coup d’œil lui suffit à examiner Cadfael de la tête au pied ; il fut suivi d’un signe d’approbation.

— Il m’a prévenu que vous viendriez peut-être. Le jeune homme a fait de vous une bonne description, frère, je vous aurais reconnu entre tous. Vous êtes le bienvenu. Il nous a parlé du sort de La Musarderie et des menaces qui ont été proférées contre notre hôte.

— Donc, ils sont arrivés à temps, dit Cadfael avec un profond soupir.

— Oui, à temps, confirma l’infirmier. Un chariot de meunier les a conduits mais le meunier les a lâchés avant les derniers miles. Un homme qui travaille doit veiller à ses affaires et à sa famille, d’autant qu’il avait peut-être pris plus de risques que l’on en pouvait exiger de lui. Il semble qu’il n’y ait pas eu d’alertes incongrues. Quoi qu’il en soit, le chariot a été renvoyé et tout semblait tranquille à ce moment.

— Je souhaite que cela dure, dit Cadfael avec ferveur, c’est un homme bon.

— Dieu soit loué, frère, répondit gaiement l’infirmier, il y a encore, comme il y a toujours eu et comme il y aura toujours, plus de bons que de méchants en ce monde, et la cause des premiers prévaudra.

— Et Philippe ? Est-il en vie ? demanda-t-il, le cœur plus serré qu’il ne l’aurait pensé.

— Il est vivant, il a toute sa connaissance. Il se remet, bien que la guérison complète puisse demander beaucoup de temps. Mais bien sûr, il vivra. Il va retrouver sa force et sa vitalité. Venez voir par vous-même.

 

A l’extérieur du rideau partiellement tiré qui fermait une alcôve de l’infirmerie, un jeune chanoine de l’ordre, très sérieux et déférent, lisait un gros livre ouvert sur ses genoux. Ce solide gaillard, d’allure calme mais au physique impressionnant, releva la tête au bruit des pas qui approchaient, le regard en alerte. Apercevant l’infirmier accompagné d’un autre frère portant le froc, il se replongea dans sa lecture, le visage impassible. Cadfael apprécia cette vigilance. Les augustins étaient prêts à protéger à la fois leurs privilèges et leurs malades.

— Simple précaution, énonça calmement l’infirmier. Peut-être superflue à présent, mais sait-on jamais ?

— Je pense qu’il n’y aura plus de poursuites désormais, dit Cadfael.

— Néanmoins… Mieux vaut prévoir que pourvoir, repartit l’infirmier en écartant d’une main le rideau. Entrez, frère. Il est parfaitement conscient. Il vous reconnaîtra !

Cadfael entra dans l’alcôve et les plis du rideau se refermèrent derrière lui. Le lit unique qui occupait la pièce avait été surélevé pour faciliter les soins donnés au malade impuissant. Philippe reposait, soutenu par des oreillers et légèrement tourné de côté pour soulager ses côtes le temps qu’elles se consolident. Son visage pâle et tiré exprimait néanmoins une admirable sérénité, libre de toute tension. Au-dessus du bandage qui recouvrait sa blessure à la tête, ses cheveux noirs bouclaient sur les oreillers. Lorsqu’il tourna la tête pour voir qui entrait, au fond des orbites bleuâtres, ses yeux ne manifestèrent aucun étonnement.

— Frère Cadfael ! s’exclama-t-il d’une voix forte et claire. Je m’attendais presque à vous voir. Mais vous aviez un devoir plus impérieux à remplir. Pourquoi n’êtes-vous pas déjà en vue de votre abbaye ? Croyez-vous vraiment que je valais ce détour ?

A cette question, Cadfael ne répondit pas directement. Il s’approcha du lit et contempla le malade d’un regard que la gratitude et le plaisir emplissaient de lumière et de chaleur.

— A présent que je vous vois vivant, je vais repartir chez moi sans m’attarder. On m’a dit que vous alliez vous retrouver comme un jeune homme.

— C’est aussi ce que l’on m’a dit, consentit Philippe avec un sourire forcé. Qui vivra verra ! Il se pourrait que vous et Olivier ayez déployé en vain beaucoup d’efforts. Oh, n’ayez crainte, je ne suis pas fâché d’avoir été soustrait au nœud coulant, même contre mon gré. Je ne vais pas m’en prendre à vous comme Olivier l’a fait et crier : « Il m’a trompé ! » Asseyez-vous, frère, puisque que vous êtes là. Quelques instants seulement. Comme vous le voyez, je suis en bonne voie et la vie que vous avez choisie est ailleurs.

Cadfael s’assit sur l’escabeau, près du lit, ce qui rapprocha leurs visages et leurs regards occupés par une quête intense.

— Je vois que vous savez qui vous a conduit ici, dit Cadfael.

— Une fois, une seule, j’ai ouvert les yeux un instant et entrevu son visage. Dans le chariot, sur la grand-route. Et j’ai replongé dans les ténèbres avant d’avoir pu dire un mot ; il se peut qu’il ne l’ait jamais su. Mais oui, je connais le proverbe : tel père, tel fils. A vous deux, vous vous êtes approprié ma vie. Maintenant, dites-moi ce que je vais en faire.

— Elle est toujours vôtre, répondit Cadfael. Faites-en ce qui vous semble souhaitable. Je pense qu’elle est fermement en votre pouvoir, comme pour la plupart des hommes.

— Mais ceci n’est pas la vie que j’avais antérieurement. J’ai accepté la mort, rappelez-vous. Que vous le vouliez ou non, mon ami, ce que j’ai maintenant est votre cadeau. J’ai eu tout le temps ces jours derniers – Philippe parlait avec une grande douceur – de me remémorer les événements survenus avant que je ne meure. C’était un pari sans espoir, affirma-t-il, de passer d’un camp nul à un autre camp aussi nul, en nourrissant l’illusion que cela pourrait résoudre quoi que ce soit. Après m’être battu des deux côtés sans résultats positifs, je reconnais mon erreur. Le salut ne se trouve ni du côté de l’impératrice, ni de celui du roi. Alors, quel projet formez-vous pour moi à présent, frère Cadfael ? A quel projet pourrait songer pour moi Olivier de Bretagne ?

— Ou peut-être Dieu ?

— Dieu, certainement ! Mais il a ses messagers parmi nous et il me faut interroger les augures, affirma-t-il avec un sourire dénué d’ironie. Ici, parmi les princes, j’ai épuisé mes espoirs, des deux côtés. Dans quelle direction vais-je me tourner ?

Il ne cherchait pas une réponse, pas encore. Se relever de son lit serait pour lui une renaissance ; il serait alors temps de découvrir que faire de ce cadeau.

— A présent, reprit-il, dites-moi comment vont les choses en ce monde depuis que vous avez disposé de moi.

Cadfael se cala confortablement sur son escabeau et lui relata quel avait été le sort de sa garnison, autorisée à quitter la place, libre et l’honneur sauf, bien que sans armes, emportant avec elle ses blessés. Philippe avait racheté la vie de la majorité de ses hommes même si, en fin de compte, le prix ne lui avait jamais été demandé. Il l’avait proposé en toute bonne foi.

Ni l’un ni l’autre n’entendit le martèlement des sabots dans la grande cour, le tintement des colliers des harnachements et les pas rapides sur les galets ; la pièce était trop profondément insérée à l’intérieur des murs pour qu’un avertissement pût leur parvenir. Quand le corridor retentit de bruits de bottes, alors seulement Cadfael se redressa et s’arrêta au milieu d’une phrase, brusquement inquiet. Mais non, le gardien de l’autre côté de la porte n’avait pas bronché. Il voyait jusqu’à l’extrémité du passage et ce qu’il voyait venir ne l’avait pas inquiété. Il se leva simplement et recula sur le côté pour laisser le passage à ceux qui approchaient.

Brusquement repoussée par une main vigoureuse, la portière découvrit le visage lumineux d’Olivier qui s’arrêta sur le seuil, partagé entre l’exaltation et la terreur au moment crucial où se jouait le coup téméraire qu’il avait imaginé. Ses yeux éperdus d’espoir rencontrèrent ceux de Philippe et il ébaucha un sourire. Sans entrer dans la chambre, il fit un pas de côté et dégagea complètement la portière. Pendant un moment, la confrontation oscilla entre triomphe et reniement. Immobile et silencieux, Philippe ne manifestait rien. Puis Olivier sut que ses efforts n’avaient pas été vains.

Cadfael se leva et recula dans l’angle de la pièce lorsque Robert, comte de Gloucester, entra. Calme comme toujours, bâti en force, entraîné à la patience, il arborait en cet instant un visage tranquille et impassible tout en s’approchant du lit pour contempler son plus jeune fils. Le capuchon tombait en plis de ses épaules ; les mèches grises dans ses épais cheveux bruns, luisants de bruine, et les traînées argentées de sa courte barbe captaient ce qui restait de lumière dans la pièce. Il défit l’agrafe de son manteau qu’il laissa tomber et, tirant l’escabeau plus près du lit, s’assit aussi simplement que s’il venait de rentrer chez lui, où nulle tension, nul grief ne menaçaient l’accueil qui l’attendait.

— Sire, dit Philippe, délibérément solennel, d’une voix mince et distante, je suis votre fils et votre serviteur.

Le comte s’inclina et embrassa la joue de son fils ; rien qui puisse troubler la paix la plus précaire, le simple baiser d’usage entre un homme et son fils lorsqu’ils se saluent. Cadfael se faufila silencieusement vers la porte et gagna le corridor pour se retrouver dans les bras de son fils qui exultait.

 

A présent, tout ce qui devait être accompli l’était. Nul, pas même l’impératrice, n’oserait toucher à celui que Robert de Gloucester avait béni. Heureux tous les deux, ils se retirèrent dans la cour et Cadfael demanda aux écuries qu’on lui amène son cheval ; malgré le crépuscule imminent, il souhaitait faire un bout de chemin avant l’obscurité complète et trouver abri dans une bergerie pour y passer la nuit.

— Je vais chevaucher avec vous, dit Olivier, nous suivons le même chemin jusqu’à Gloucester. Nous partagerons la paille dans un grenier hospitalier. Ou si nous arrivons jusqu’à Winstone, le meunier nous hébergera.

— J’étais persuadé que tu étais auprès d’Hermine depuis longtemps, s’étonna Cadfael.

— Oh, je suis allé la voir ! Rien n’aurait pu m’en empêcher. Je l’ai embrassée mais elle a compris que plus personne ne me menace, si bien qu’elle m’a laissé partir où le devoir m’appelle. J’ai chevauché jusqu’à Hereford pour trouver Robert. Il est venu avec moi comme je savais qu’il viendrait. Le sang est le sang et, de tous, le leur est le plus exigeant. A présent, c’est chose faite. Je peux rentrer chez moi.

 

Ils voyagèrent deux jours de conserve et deux nuits, ils dormirent l’un près de l’autre, roulés dans leur manteau, la première nuit dans la hutte d’un berger près de Bagendon, la seconde dans le moulin hospitalier de Cowley ; le troisième jour, de bon matin, ils entrèrent à Gloucester, et là, se séparèrent.

Yves aurait discuté, plaidé que le bon sens voulait qu’il passât la nuit et quelques moments heureux avec ceux qui l’aimaient. Olivier ne pensait qu’à Cadfael et attendit, résigné, qu’il décide.

— Non, dit Cadfael, en secouant tristement la tête, ta maison est ici, pas la mienne. Je suis déjà lourdement fautif. Je ne vais pas ajouter le pire au mal. Ne me demande pas cela.

Olivier ne le demanda pas. En revanche, il accompagna Cadfael jusqu’à la limite nord de la ville d’où partait la route vers le nord-ouest en direction de la lointaine Leominster. La moitié du jour s’était écoulée, un vent léger parcourait le ciel gris et placide. Il pourrait encore couvrir quelques miles avant la nuit.

— Le Ciel me préserve de m’interposer entre vous et le bien-être nécessaire à votre âme, dit Olivier, même si mon cœur souffre de s’en abstenir. Rentrez sans encombre et ne craignez rien pour moi, jamais. Nous nous reverrons sûrement. Si vous ne venez pas à moi, j’irai à vous.

— S’il plaît à Dieu ! dit Cadfael qui prit la tête de son fils entre ses mains et l’embrassa.

Comment Dieu ne pourrait-il être comblé par un fils tel qu’Olivier ? A supposer que l’on puisse en trouver de semblables en ce vaste monde.

Ils avaient mis pied à terre pour ces courts adieux. Olivier maintint l’étrier tandis que Cadfael se remettait en selle et retint la bride un instant :

— Bénissez-moi et que Dieu vous accompagne ! Cadfael se pencha et traça une croix sur le front large et lisse :

— Fais-moi savoir quand mon petit-fils sera né.

Frère Cadfael fait pénitence
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Peters,Ellis-[Cadfael-20]Frere Cadfael fait penitence.(Brother Cadfael's Penance).(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
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Peters,Ellis-[Cadfael-20]Frere Cadfael fait penitence.(Brother Cadfael's Penance).(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm